13 juin 1984: Les funérailles d’Enrico Berlinguer, le chant du cygne du communisme italien

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Jakob Vogel le sait: les émotions font partie de la vie politique et la politique exprime, voire exalte les émotions qu’elles soient joyeuses ou tristes. Ainsi, parfois, les funérailles de certains responsables politiques fournissent l’occasion d’en mesurer l’intensité. Un exemple emblématique en est fourni par les communistes italiens qui, comme leurs camarades français, savaient enterrer leurs dirigeants. A l’été 1964, par une curieuse série de coïncidences, Maurice Thorez, le président du Parti communiste français, et Palmiro Togliatti, secrétaire général du Parti communiste italien, décédaient. Le premier le 12 juillet, à 64 ans, le second le 21 août à 71 ans. Le Français s’éteignait sur le navire soviétique qui le conduisait en URSS où, comme chaque année, il allait passer ses vacances. L’Italien mourut à Yalta où il résidait pour sa villégiature estivale. L’URSS, terre de l’utopie promise avait fasciné ces deux responsables des deux plus puissants partis communistes de l’Europe occidentale de l’après Seconde guerre mondiale. Surtout Maurice Thorez qui y resta fidèle jusqu’à son dernier souffle, quand bien même, de temps à autre, il tenta d’acquérir une petite marge de manœuvre pour la stratégie de son parti dans le cadre du système politique français. Le second entretint un rapport plus complexe avec Moscou et après 1956, non sans mal, contraint et forcé par certains de ses camarades, il commença même de prendre de manière publique quelques distances. Sans renier cependant sa croyance en la supériorité intrinsèque de l’URSS. Quoi qu’il en soit, les obsèques de ces deux hommes furent grandioses, et celles de l’Italien inspirèrent le grand peintre Renato Guttuso pour l’un de ses tableaux les plus fameux. Les communistes ont beau considérer que la religion est l’opium du peuple, au moment de la mort, ils organisent des cérémonies et des rituels qui revêtent un caractère sacré, ce qui atteste une forme de croyance. C’est à ce moment-là sans doute que le communisme démontre sa propension à être une religion séculière, surtout à l’époque. Des centaines de milliers de personnes se rassemblèrent à Paris, le 16 juillet, et à Rome, le 25 août, pour accompagner dans leurs dernières demeures des chefs que nombre d’entre eux avaient célébrés de leur vivant. Thorez, le Fils du peuple, comme il se présentait dans son autobiographie publiée la première fois en 1937, avait été l’objet d’un véritable culte amorcé dès la fin des années Trente et qui s’était amplifié après 1945 et jusqu’au début des années 1960, son acmé ayant été atteint à l’occasion de ses cinquante ans en 1950. Palmiro Togliatti ne bénéficia pas d’un culte semblable, néanmoins il était admiré par ses camarades qui n’hésitaient pas à l’appeler «Il Migliore», «Le meilleur».

Vingt ans plus tard, à la veille de l’été, le Parti communiste italien fut confronté au décès de son dirigeant Enrico Berlinguer. Un peu comme Molière, celui-ci était mort sur scène ou presque. Mais ici la scène était politique. Le 7 juin, à 62 ans, il avait subi une attaque cardiaque alors qu’il prononçait un discours dans la ville de Padoue durant la campagne pour les élections européennes. Il mourut quatre jours plus tard, le 11 juin 1984. Toute la classe politique italienne lui rendit hommage, y compris le leader du parti néo-fasciste Giorgio Almirante venu se recueillir devant son cercueil. Le 13 juin, devant l’église de Saint Jean de Latran, l’église communiste rendit un ultime hommage à son leader. Ses funérailles qui mobilisèrent une foule énorme, estimée à un million de personnes, comme on peut s’en rendre compte sur ces images de la RAI, la chaîne publique italienne, commentées avec quelque grandiloquence par Bruno Vespa, un jeune journaliste appelé à une grande carrière et aujourd’hui encore très connu et influent. Qu’y voit-on? Une forêt de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau parmi lesquels flottaient également quelques drapeaux italiens et palestiniens et les multiples bannières des sections du Parti communiste. L’émotion palpable d’une foule gigantesque qui scandait régulièrement à en perdre haleine le prénom du défunt «Enrico, Enrico». Le portrait de celui-ci brandi sur d’innombrables pancartes. L’hymne de Bandiera rossa chanté à tue-tête. Des centaines de milliers de poings fermés brandis par les participants. Des quantités de roses rouges accumulées sur le fourgon mortuaire et la tribune d’où furent prononcés les discours officiels. Un moment d’intense recueillement lorsque le Président de la République, Sandro Pertini, âgé de 88 ans, ancien résistant et socialiste, monta sur le catafalque, toucha le cercueil et s’inclina devant lui alors que Berlinguer et Bettino Craxi, le secrétaire du Parti socialiste italien et chef du gouvernement avaient été à couteau tirés. Une vaste tribune d’honneur où étaient rassemblés les représentants du gouvernement et des institutions italiennes, et les personnalités communistes ou progressistes italiennes ou venues du monde entier dont le dirigeant communiste français Georges Marchais, Yasser Arafat, le premier ministre chinois ou encore un dirigeant soviétique de 53 ans, Mikhaïl Gorbatchev. Lequel, rapporte-t-on, se montra fort surpris par ce qu’il avait vu dans la Ville éternelle, ajoutant que dans son pays la disparition des dirigeants ne s’accompagnait pas des mêmes scènes de ferveur populaire…

Enrico Berlinguer, né en 1922 dans une famille de la petite noblesse sarde, était populaire parce que communiste depuis 1943 dans un pays où près d’un habitant sur trois votait communiste. Il était populaire dans son parti parce qu’il y avait effectué toute sa carrière, gravissant progressivement toutes les échelons du cursus honorum, devenant membre du comité central à 26 ans, secrétaire de la fédération des Jeunesses communistes en 1949, député en 1968, secrétaire enfin du parti en 1972. Il était populaire parce qu’il avait contribué à défendre les institutions républicaines contre les assauts du terrorisme noir et rouge. Il était populaire parce qu’il avait dénoncé la corruption de la classe politique et souligné l’impératif de poser ce qu’il appelait la question morale. Il était populaire parce qu’il était l’un des initiateurs parmi les plus éminents de ce que l’on a appelé l’eurocommunisme, cette tentative des PC italien espagnol et français d’acquérir de l’autonomie par rapport à l’URSS sans pour autant vraiment rompre avec Moscou. Il était populaire, ne le cachons pas, parce que son projet politique était servi par son élégance personnelle, la beauté tragique de son visage, la rigueur de son expression. Au cours de cette journée triste malgré le soleil écrasant et la lumière romaine étincelante, certaines de ses initiatives qui avaient suscité de vives polémiques étaient refoulées, occultées, enfouies au plus profond dans les mémoires des participants. En 1973, il avait proposé à l’adversaire historique de son parti, la Démocratie chrétienne, de réaliser un compromis historique. Cela avait surpris et divisé le PCI, intrigué les autres partis, à commencer par les démocrates-chrétiens, alerté tous les anti-communistes, inquiété les États-Unis qui redoutaient que des communistes puissent arriver au gouvernement à Rome; en revanche, cela lui avait donné une grande envergure politique qui en imposait y compris à ses opposants et procuré une stature d’homme d’État. Il en alla de même avec son acceptation de mener une politique d’austérité pour sortir son pays de la crise économique qu’il subissait, ce qui, en revanche, provoqua le mécontentement des couches populaires et des ouvriers qui formaient le socle électoral du PCI.

Mais quels furent les lendemains de cette gigantesque démonstration de force ?

Quatre jours plus tard, aux élections européennes, le PCI dépassa d’un fil, avec 33,3% des voix, la Démocratie chrétienne qui obtint 32,9% des suffrages exprimés, réussissant à attirer sur ses listes plus de 11 700 000 électeurs. La seule fois depuis 1946 lorsque l’Italie vota le 2 juin pour choisir la République et élire une assemblée constituante. Cela sera la dernière. Cette victoire fut sans doute causée par l’immense émotion suscitée par la mort si subite et inattendue d’Enrico Berlinguer. Mais celui-ci, depuis quelques années, n’arrivait pas à enrayer un déclin électoral qui s’était amorcé dès 1979 et qui se marquait aussi par le recul du nombre d’adhérents, même si le PCI demeurait un grand parti de masse avec plus d’un million 600000 inscrits en 1984. La politique du compromis historique puis celle dite de solidarité nationale de 1976 à 1979 au cours de laquelle le PCI soutint au Parlement les différents exécutifs dirigés en tant que Président du Conseil par le démocrate-chrétien Giulio Andreotti, figure honnie s’il en était chez la masse des communistes, déstabilisait nombre d’Italiens de gauche qui ne voyaient nul avantage ni bénéfice à un tel soutien. Le PCI n’avait même pas pu rentrer au gouvernement puisque Aldo Moro, le dirigeant démocrate-chrétien qui était prêt à satisfaire cette demande, fut enlevé en plein Rome par les Brigades rouges le 16 mars 1978 et tué après 55 jours d’une captivité particulièrement éprouvante. Le PCI n’était plus en phase avec les évolutions d’une société en pleine mutation qui sortait progressivement des années de plomb; ce qui se marquait par la fin du long cycle de presque deux décennies de protestations et d’actions collectives, l’essor d’un processus d’individualisation et pour une partie des Italiens le souhait de s’amuser, de profiter de la vie après tant de tensions et de violences et, plus que jamais, de se livrer à une frénésie de consommation. Il payait également son incapacité à se détacher complètement du grand frère soviétique, dont l’image se dégradait considérablement dans tout l’Occident, malgré les nombreuses critiques qu’Enrico Berlinguer avait formulées contre le PC de l’Union soviétique, ce qui, en retour, le 3 octobre 1973, lui avait valu quasi certainement une tentative d’homicide provoquée par un accident de circulation fort suspect alors qu’il se trouvait en Bulgarie. Ce déclin ne fit que continuer par la suite au point qu’en 1991, à l’initiative, entre autres, de jeunes dirigeants qui avaient été promus par Enrico Berlinguer à d’importantes fonctions, le PCI décida d’abandonner sa référence à l’identité communiste. Un geste et un acte qui provoqua un tremblement de terre dans le parti et qu’Enrico Berlinguer n’avait pu concevoir tant il était demeuré fidèle à l’idéal de sa jeunesse et convaincu de la primauté de l’URSS sur les sociétés capitalistes.

La démonstration de force du PCI en cette belle et tragique journée romaine du 13 juin 1984 marqua en fait le chant du cygne du communisme italien. Où sont passés alors tous ceux qui étaient là ce jour-là? Bien sûr, nombre d’entre eux sont morts. Mais les plus jeunes? L’espoir communiste qu’ils partageaient s’est évanoui, le PCI est mort, la gauche italienne est en morceaux et la droite post-fasciste au pouvoir. C’est, pour reprendre le titre d’un livre de témoignages d’anciens dirigeants du PCI, le silence des communistes qui s’est instauré. Un silence qui succède ainsi aux chants, à la musique funèbre, aux chants encore plein d’espoir, aux applaudissements et aux pleurs de ce 13 juin 1984.

Marc Lazar