Sortir l’Europe du chômage par la voie nordique. L’Initiative européenne pour l’emploi du Parti des socialistes européens au temps de Maastricht

 

Le 9 décembre 1993, les dirigeants des partis socialistes et sociaux-démocrates ouest-européens adoptent, dans le cadre d’un sommet des leaders du Parti des socialistes européens (PSE), une «Initiative européenne pour l’emploi» (IEE). Le document plaide notamment pourla mise en œuvre de politiques dites actives du travail, inspirées de l’exemple des pays nordiques, au premier chef la Suède. Ses rédacteurs soutiennent qu’une flexibilité accrue du marché du travail, qui aurait été étroitement négociée avec les syndicats, permettrait aux États-membres de l’Union européenne (UE), aux prises avec un chômage structurel durable, de retrouver une croissance plus riche en emplois comparable à celle des États-Unis ou du Japon. Deux jours plus tard, à l’issue du Conseil européen de Bruxelles, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE accueillent favorablement le livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi présenté par la Commission.¹ Dans ce document dont l’essentiel de la rédaction est assuré par le cabinet du président Jacques Delors, la flexibilisation du marché du travail occupe également une place centrale, de même que nombre de préconisations de l’IEE en matière de lutte contre le chômage.

Après une décennie d’impuissance, la famille socialiste retrouve donc une influence sur le policymaking européen. L’IEE marque en effet l’émergence d’une coalition socialiste européenne défendant une certaine idée de l’Europe sociale. À l’issue d’un patient travail de lobbying, ses principaux représentants, disséminés dans des lieux névralgiques de la fabrique des politiques communautaires – Direction générale de l’emploi et des affaires sociales de la Commission, Parlement européen, cabinets ministériels nationaux – obtiennent l’insertion d’un chapitre spécifiquement dédié à la question de l’emploi dans le Traité d’Amsterdam.²

Cette étude de cas développe des thématiques qui entrent fortement en résonance avec la recherche exigeante de Jakob sur les formes de circulations d’expertise et de savoirs. Dans ses travaux individuels et collectifs, ce dernier a mis en lumière l’intérêt de cette approche méthodologique prônant le dépassement – mais non le reniement – du cadre national pour saisir les logiques profondes du politique.³ Une part importante des travaux de Jakob porte sur une période, la première moitié du «long dix-neuvième siècle», où cette relativisation de l’Étatnation est rendue d’autant plus nécessaire qu’il demeure un horizon lointain dans la majeure partie de l’espace européen. Mais comme le fait également remarquer Jakob, l’écriture d’une histoire politique attentive aux échelles de gouvernement, du local au global, est tout aussi pertinente pour la période récente au cours de laquelle le fameux «choc du global⁴» des années 1970 impulse de puissantes dynamiques de dénationalisation de l’autorité politique traditionnellement exercée par l’État.⁵

Ce texte se veut aussi un hommage à un ami à l’occasion de ses soixante ans. Jakob m’a beaucoup apporté humainement et scientifiquement comme collègue au sein du Centre d’histoire de Sciences Po, notamment au cours de sa direction, magistrale et collégiale, de la revue Histoire@Politique ⁶. C’est un réel plaisir pour moi de partager avec lui les principales conclusions de cette recherche récente, mobilisant des approches méthodologiques sur lesquelles il a beaucoup réfléchi et apporté.⁷ L’IEE, comme le livre blanc de la Commission, donnent à voir un processus de conversion idéologique, celui de la majorité des élites social-démocrates et socialistes ouest-européennes, à une approche nordique des politiques du travailet de l’emploi. Saisir le phénomène implique une mise à distance du cadre national, autour duquel l’historiographie du socialisme démocratique s’est longtemps focalisée. Dans le cadrede cette étude, des va-et-vient constants sont nécessaires entre l’échelon supranational, celui des débats qui se nouent entre la présidence de la Commission européenne et le PSE, et celui de la direction de partis nationaux – PSOE espagnol, SAP suédois et, dans une moindre mesure, SPD allemand et PS français. Il s’agit en outre de souligner ici que l’internationalisme demeure un trait important de cette culture politique et ne peut être réduit à une simple rhétorique mobilisée par ses leaders en fonction de leurs visées stratégiques. Si le temps est loin où les organisations socialistes étaient accusées «de ne pas restreindre leur loyauté historique et politique à la communauté nationale⁸», une culture de l’international a subsisté au XX^e siècle, quoique sous des oripeaux fort différents.

Cette recherche s’appuie sur les archives du PSE (anciennement Confédération des Partis socialistes de la Communauté européenne et actuellement Parti socialiste européen) consultées au Centre d’archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès. Elle mobilise également le fonds Delors président de la Commission européenne, dont le Centre d’histoire de Sciences Po possède une copie numérique, ainsi que le fonds non classé, conservé à Bruxelles, de la Cellule de Prospective de la présidence de la Commission, un think tank interne mis sur pied par Delors en 1986. Enfin, ce texte exploite les archives du secteur international du SAP suédois conservées à Stockholm. Le croisement de ces sources multi-niveaux dévoile un processus de nordicisation de l’expertise du PSE en matière sociale autour de la ratification du traité de Maastricht. Après en avoir décrit les mécanismes, nous montrerons que l’influence limitée mai retrouvée de la social-démocratie dans le policymaking européen est rendue possible par la relation spéciale qui se noue entre le groupe d’experts du PSE présidé par le Suédois Allan Larsson et le cabinet Delors.

 

Une Initiative européenne pour l’emploi frappée du sceau nordique

La réflexion du PSE sur l’emploi s’inscrit dans un contexte international marqué par des transformations profondes. La fin de la guerre froide pose le problème des investissements dans les anciens pays d’Europe centrale et orientale sous influence soviétique et celui de la convergence de ces économies avec le monde occidental; la financiarisation du capitalisme, amorcée dans les années 1970 et mise en œuvre en Europe de l’Ouest dans les années 1980, s’accélère encore dans la décennie suivante avec la chute du communisme et l’attrait des politiques de dérégulation de l’administration Clinton sur les financiers européens⁹; enfin, les négociations entre les États-Unis, le Japon et l’UE pour transformer le GATT en une organisation multilatérale plus forte, l’Organisation mondiale du commerce, battent leur plein dans le cadre de l’Uruguay Round.

Dans ce contexte de bouleversements géopolitiques et économiques, les élites socialistes ouest-européennes reprochent aux groupes d’experts officiels du PSE leur incapacité à prendre la mesure de cette nouvelle configuration. Qu’ils soient ou non au pouvoir, ces responsables politiques, de Felipe Gonzalez à François Mitterrand en passant par Ingvar Carlsson, Bettino Craxi ou Mario Soares, estiment qu’il est politiquement peu crédible de défendre des options de politique économique remettant radicalement en cause le primat de la régulation marchande, symbolisé à l’échelle de l’UE par la montée en puissance de la politique de la concurrence¹⁰. Cette insatisfaction des leaders explique pourquoi, lors d’un sommet du PSE à Arrabida (Portugal) au début du mois de septembre 1993, Felipe Gonzalez se tourne vers le SAP suédois pour élaborer des solutions visant à «combattre le chômage, créer des emplois, préserver la compétitivité européenne et le système de protection sociale pour les travailleurs» en prévision du Conseil européen de Bruxelles de décembre. Répondant favorablement à la sollicitation du chef du gouvernement espagnol, l’ancien Premier ministre Ingvar Carlsson (1986-1991) suggère de confier cette tâche à son ancien ministre des Finances, Allan Larsson, déjà bien introduit dans les cercles du PSE.

Fils d’un métallurgiste, Larsson commence sa carrière comme journaliste dans plusieurs publications liées au SAP. De 1984 à 1989, il est à la tête du Labour Market Board, une agence gouvernementale chargée de l’élaboration de la politique de l’emploi en Suède. Cette expérience constitue un moment crucial dans sa trajectoire professionnelle et partisane. Elle favorise sa nomination à la tête du ministère des Finances où il succède, en 1990, au controversé Kjell-Olof Feldt, principal artisan de la «troisième voie» suédoise qui, dans les années 1980, change le rapport de la société au travail: d’un droit social pour tous les citoyens, celui-ci devient une variable de marché.¹¹ Quoique plus consensuel que son prédécesseur, Allan Larsson poursuit sa politique d’austérité et ne remet pas en cause la «sainte trinité» des priorités macroéconomiques alors dominantes dans le monde occidental: lutte contre l’inflation, maîtrise de l’endettement public et équilibre de la balance des paiements.

Felipe Gonzalez est d’autant plus enclin à s’adresser au SAP pour bâtir la politique sociale du PSE que les élites partisanes suédoises ne souhaitent aucunement remettre en cause l’architecture économique du traité de Maastricht, largement inspirée par l’ordolibéralisme allemand.¹² Allan Larsson juge vains, pour ne pas dire utopiques, les appels au «keynésianisme global» et à l’eurokeynésianisme encore en débat dans les cercles du PSE et de l’Internationale socialiste. Dans un discours remarqué devant le groupe socialiste du Parlement européen en juin 1992, il avait ainsi appelé, de manière quelque peu provocante, à mettre l’Europe au travail.¹³ Pour Felipe Gonzalez et ses collègues socialistes chefs d’État ou de gouvernement, Larsson incarne une approche de la politique de l’emploi qu’ils jugent moderne car compatible avec les dynamiques d’européanisation et de mondialisation libérales.

Fort de cette confiance, Larsson réinvestit au niveau européen le fruit d’une réflexion développée depuis 1990 dans le cadre de SAMAK, un comité réunissant partis sociauxdémocrates et syndicats ouvriers d’Europe du Nord. Le «rapport Larsson», intitulé «Put Europe to Work», est une traduction actualisée et adaptée au cadre de l’UE d’un texte présenté par Larsson devant SAMAK intitulé «Sätt Europa I Arbete».¹⁴ Au tournant des années 1990, les organisations du mouvement ouvrier nordique ont compris que l’avenir de leur modèle social passe par l’Europe, ce dont témoigne la demande officielle d’adhésion de la Suède à l’UE déposée par Carlsson peu avant la chute de son gouvernement en 1991. Convaincu du bienfondé de cette orientation, Allan Larsson s’efforce de réinventer à l’échelon européen un modèle social en crise. La réflexion est d’autant plus urgente que la Suède traverse une crise monétaire sérieuse aux lourdes conséquences sur l’emploi, notamment celui des jeunes: entre1990 et 1993, le taux de chômage des 20-24 ans passe de 3% à 18% de la population active.

Au moment de la réunion d’Arrabida, des facteurs puissants poussent ainsi au rapprochement entre les social-démocraties nordiques et le PSE. Aux yeux des élites socialistes continentales, Allan Larsson apparaît comme la personnalité idoine: son réseau politique estétendu, ses convictions européennes indiscutables et son expertise sur le chômage reconnue. Néanmoins, le regain d’influence du PSE sur le policymaking européen en matière d’emplois’explique principalement par la volonté d’Allan Larsson de nouer une relation étroite avec Jacques Delors qui, au même moment, s’efforçait de réactiver le projet d’Europe sociale marginalisé depuis la fin des années 1970¹⁵.

5Au moment de la réunion d’Arrabida,des facteurs puissants poussent ainsi aurapprochement entre les social-démocraties nordiques et le PSE. Aux yeux des élites socialistescontinentales, Allan Larsson apparaît comme la personnalité idoine: son réseau politique estétendu, ses convictionseuropéennes indiscutables et son expertise sur le chômage reconnue.Néanmoins, le regain d’influence du PSE sur lepolicymakingeuropéen en matière d’emplois’explique principalement par la volonté d’Allan Larsson de nouer une relation étroite avecJacquesDelors qui, au même moment, s’efforçait de réactiver le projet d’Europe socialemarginalisé depuis la fin des années 1970¹⁵.

 

Un soutien discret mais décisif de Jacques Delors

En juin 1993, lors du Conseil européen de Copenhague, le président de la Commission, graphiques à l’appui, appelle les chefs d’État et de gouvernement de l’UE à s’occuper avec le plus grand sérieux du chômage structurel frappant les économies des États-membres.¹⁶ À l’issuede la réunion, mandat est donnée à la Commission de préparer des propositions pour la prochaine réunion du Conseil prévue en décembre. Jacques Delors mobilise son cabinet, en particulier la Cellule de Prospective dirigée par un fidèle, Jérôme Vignon, pour rédiger ce qu’il considère être son testament.

Dans la deuxième moitié des années 1980, la relation entre le président de la Commission et la Confédération des Partis socialistes de la Communauté européenne, bien que cordiale, n’avait jamais débouché sur une réelle coopération politique. Il en va différemmenten 1993. Depuis les années 1960, Delors est un admirateur assumé du modèle social nordique, en particulier suédois. Le principe d’une régulation des relations de travail par le contrat entre partenaires sociaux plutôt que par la loi constitue une composante majeure de sa culture politique. Le livre blanc de la Commission suggère ainsi de déployer à l’échelon de l’UE de nombreux instruments centraux des politiques actives de l’emploi nordiques: formation tout au long de la vie, décentralisation des relations de travail au niveau des bassins d’emploi, réorganisation du temps de travail dans l’entreprise, recherche du compromis entre une flexibilité accrue du marché du travail et la sécurité des parcours professionnels individuels. Jacques Delors et son cabinet réclament en outre l’allègement des cotisations sociales sur le travail peu qualifié dont la réduction du coût permettrait, selon eux, d’enrichir le contenu en emplois de la croissance.

Ces idées, exprimées sous une forme un peu différente, sont également à l’honneur dans le «rapport Larsson», contribuant à l’excellente relation de travail qui se noue entre les deux hommes. Ces affinités idéologiques sont également favorisées par la participation de membres du cabinet Delors au groupe Larsson. Jérôme Vignon joue par exemple un rôle clé d’intermédiaire entre les deux instances, facilitant la circulation des idées et les influences mutuelles.¹⁷ L’Initiative européenne pour l’emploi n’est jamais citée explicitement dans le livre blanc, Delors souhaitant se prémunir contre toute accusation de favoritisme au profit de la social-démocratie européenne. Cependant, nombre de ses volets sociaux sont repris presque à la lettre. Pour réaliser l’objectif, affirmé dans les deux textes, d’une réduction de moitié du chômage d’ici 2000, une politique de relance par l’investissement privé et public est privilégiée au détriment de la plus traditionnelle relance keynésienne par la consommation populaire, qui longtemps eut les faveurs de la gauche de gouvernement après la Seconde Guerre mondiale. Les deux documents reflètent également la conversion de la majorité des élites socialistes à une politique de l’offre, érigeant en vertu cardinale la modération salariale au nom de la lutte contre l’inflation et de la compétitivité externe .Surtout, l’IEE et le livre blanc introduisent l’idée d’une flexibilité accrue du marché du travail – donc de la main d’œuvre – pour sortir l’Europe de la stagnation. Pour ses tenants, cette flexibilité doit toutefois s’accompagner de garanties solides en faveur des travailleurs: formation tout au long de la vie, suivi individualisé des chômeurs de longue durée et mise en place d’un arsenal de mesures facilitant l’insertion des jeunes sur le marché du travail.

L’acceptation de cette notion de flexibilité, réclamée depuis longtemps par les droites conservatrices et les organisations patronales, souligne la mutation culturelle qui s’opère alors au sommet de la social-démocratie européenne. Sans aller jusqu’à suivre les pas de l’administration Clinton, pionnière parmi les gauches de gouvernement dans l’édification d’un «Workfare state¹⁸», une logique de conditionnalité d’accès à l’assurance-chômage est présente dans l’IEE. Elle l’est également dans le livre blanc où elle s’exprime avec beaucoup plus deforce. Dans le rapport Larsson en effet, l’augmentation du taux d’emploi est érigée en priorité des priorités l’idée de conditionnalité n’étant perceptible qu’entre les lignes:

«Il s’agit de mettre particulièrement l’accent sur les mesures destinées à combattre et à prévenir le chômage de longue durée, il est important de récupérer la confiance par des mesures d’orientation et de motivation. Ceci s’applique tout particulièrement lorsqu’il s’agit de jeunes. Il faut leur garantir un emploi. La norme devrait être de pouvoir offrir des possibilités d’emploi aux chômeurs (formation, stage, travail temporaire et autres possibilités) au lieu d’être limitée à des mesures d’assistance¹⁹.»

La dimension punitive du workfare est absente du texte du PSE, qui insiste bien davantage sur la sécurisation des parcours professionnels et la nécessité de coupler cette approche avec une politique ambitieuse de relance par l’investissement public. Dans le livre blanc de la Commission en revanche, un pas supplémentaire est franchi en direction de la logique clintonienne des politiques de l’emploi:

«Investir dans les ressources en main-d’œuvre n’est pas seulement la tâche des entreprises. C’est aussi celle des gouvernements. Il n’est plus possible de laisser sans occupation un grand nombre des chômeurs européens. […] Un renversement complet d’attitude doit être opéré. Son objectif serait de prévenir l’apparition du chômage de longue durée. D’un côté, les chômeurs devraient se voir proposer au fur et à mesure de leur durée d’attente: d’abord une formation de bon niveau qualifiante, puis la possibilité d’un emploi, y compris public, pendant quelques mois. En contrepartie, les chômeurs ainsi assurés d’une aide véritable à la réinsertion devraient eux-mêmes s’investir activement dans cette formation et dans cet emploi. Il y a, là aussi, l’enjeu d’un dialogue social auquel doivent être associés les chômeurs eux-mêmes²⁰.»

Symbole de cette affinité entre la Commission et le gouvernement états-unien dans la manière de penser l’emploi et, plus largement, les recompositions de l’État social, Bill Clinton fait publiquement l’éloge du document début 1994 à la grande satisfaction de Jacques Delors²¹.

Autrement dit, l’acceptation par la majorité des élites socialistes ouest-européennes du cadre macroéconomique et financier forgé par ses adversaires dans les années 1980 a fortement contribué au glissement vers une approche du social fondée non plus sur le principe d’universalité mais sur celui de conditionnalité. Quelques années plus tard, le fameux «Manifeste Blair-Schröder», présenté par les deux principaux chantres de cette forme radicale de «troisième voie», explicite les options les plus libérales du livre blanc tout en réduisant les dispositions relatives à la sécurité professionnelle des travailleurs. Dans ce document, l’adaptabilité et la flexibilité, justifiées au nom d’une concurrence internationale impitoyable, sont les maîtres-mots. La logique du workfare y est pleinement assumée, comme en témoigne la politique de l’emploi du gouvernement Blair au Royaume-Uni. Une «troisième voie» différente de celle proposée par Allan Larsson et le PSE quelques années plus tôt s’ouvre alors. Contrairement à l’IEE, la quatrième partie du Manifeste, intitulée «Une politique active de l’emploi pour la Gauche», considère la surveillance (et la répression éventuelle) des chômeurs comme condition nécessaire à la réussite de cette politique:

«Mettre en place des programmes ciblés pour les chômeurs de longue durée et autres personnes démunies afin de leur donner la possibilité de rejoindre le marché du travail sur la base du principe que les droits et les devoirs sont indissociables. Examiner tous les bénéficiaires d’aides sociales, y compris les personnes en âge de travailler qui perçoivent des allocations d’invalidité, afin de déterminer leurs possibilités de gagner leur vie et réformer les services publics d’aide à l’emploi afin d’aider ceux qui sont capables de travailler à trouver un emploi approprié ²².»

Cette nouvelle approche du travail promue par les gauches de gouvernement connaît une traduction concrète au Royaume-Uni mais aussi en Allemagne avec les lois Hartz promues parle gouvernement Schröder – en particulier la très controversée loi Hartz IV de 2005.

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Il s’agissait ici de décrire, de manière très concrète, pourquoi, et surtout selon quelles modalités, la social-démocratie ouest-européenne s’éloigne de sa culture sociale de l’après-guerre fondée sur le principe – qui ne fut pas toujours respecté en pratique – d’universalité de l’État social. Cette étude permet également de souligner les formes variées prises par la «troisième voie», qui ne doit en aucun cas être réduite à l’approche blairiste, comme l’ont montré toute une série de travaux importants comme ceux de Jenny Andersson.²³ Enfin, gardant à l’esprit que «les historiens ont été et sont encore tiraillés entre leur inclination pour le passé et leur intérêt pour le présent²⁴», nous voulions montrer que, comme souvent, la mutation du rapport de la gauche de gouvernement au capitalisme et à l’État vient de loin. La réduire à une supposée «trahison des élites partisanes» constitue une explication trop courte.

Que Jakob se rassure néanmoins! Contrairement à la social-démocratie, son approche du métier d’historien s’inscrit sous le signe de la fidélité et non du «grand renversement» des valeurs au gré des modes. Je souhaitais achever ce texte par une anecdote qui, à mes yeux, en dit beaucoup sur ce que Jakob apporte aux jeunes collègues. À la tête de la revue Histoire@Politique, il a instauré un fonctionnement fondé sur la collégialité au sein de la rédaction. Par bien des aspects, cette forme de gouvernance m’évoque une forme réussie d’autogestion au sens où l’entendaient maints théoriciens des «nouvelles gauches» des années 1960-1970. Un jour de comité de rédaction de 2016 où il ne pouvait arriver à l’heure en raison d’un déplacement à l’étranger, Jakob m’avait très tranquillement confié l’animationde la séance le temps qu’il nous rejoigne – une initiative rare, c’est une litote, pour ceux qui connaissent les us et coutumes du système académique français. À son arrivée, au lieu de reprendre la main sur la réunion, il me laissa, à mon grand étonnement, poursuivre la direction du comité. Un exemple parmi beaucoup d’autres des nombreuses tâches liées au fonctionnement d’une revue apprises aux côtés de Jakob. Plus largement, je trouve que sa pratique du métier, ouverte et bienveillante, renforce son ferme plaidoyer intellectuel pour une histoire plurielle et critique, qui «ne s’enferme pas dans un cadre national étroit mais […] cherche à montrer continûment, les échanges, les circulations et tous les autres liens tissés avecl’extérieur.²⁵»

 

Mathieu Fulla

¹ Commission européenne, Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXI^e siècle, Livre blanc, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1994.

² Karl Magnus Johansson, “Tracing the employment title in the Amsterdam treaty: uncovering transnational coalitions”,Journal of European Public Policy, 6:1, 1999, p. 85–101.

³ Voir pour un exemple en langue française, Jakob Vogel, «Senghor et l’ouverture culturelle de la RFA en 68. Pour une histoire transnationale Allemagne – France – Afrique», Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2007/2, n°94, p. 135–148.

⁴ Niall Ferguson and alii (eds.), The Shock of the Global, Cambridge and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010.

⁵ Phillip Genschel et Bernhard Zangl, «L’État et l’exercice de l’autorité politique. Dénationalisation et administration», Revue française de sociologie, 2011/3, vol. 52, p. 509–535.

⁶ Revue électronique à comité de lecture du Centre d’histoire de Sciences Po, Histoire@Politique est désormais hébergée sur Open Edition Journals, https://journals.openedition.org/histoirepolitique/2414.

⁷ Pour une présentation plus détaillée de cette étude de cas ainsi qu’une discussion critique de la littérature, voir Mathieu Fulla, «Put (Southern) Europe to Work: The Nordic Turn of European Socialists in the early 1990s »,dans Alan Granadino, Stefan Nygard et Peter Stadius (eds.), Rethinking European Social Democracy and Socialism: The History of the Centre-Left in Northern and Southern Europe in the late 20^th Century, London and New York, Routledge, 2022, p. 48–66.

⁸ Jakob Vogel, «Empire et nation. Un débat jamais tranché», dans Etienne François et Thomas Serrier (dir.), Europa. Notre histoire, Paris, Les Arènes, 2017, p. 641–654, p. 652.

⁹ Gary Gerstle, The Rise and Fall of the Neoliberal Order: America and the World in the Free Market Era, Oxford, OxfordUniversity Press, 2022, p. 141–188.

¹⁰ Laurent Warlouzet, Governing Europe in a Globalising World: Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis, London and New York, Routledge, 2018. Voir en particulier le chapitre 8 consacré à la montée en puissance de cette politique communautaire.

¹¹ J. Magnus Ryner, «Neo-Liberalization of Social Democracy: The Swedish Case», Comparative European Politics, 2004, 2, p. 97–119, p.101. Jenny Andersson et Kjell Östberg, «The Swedish Social Democrats, Reform Socialism and the state after the Golden Era», dans Mathieu Fulla et Marc Lazar (eds.), European Socialists and the State in the Twentieth and Twenty-First Centuries, Palgrave Macmillan, 2020, p. 323–343, p. 336–339.

¹² Rutger Claasen and alii, «Rethinking the European Social Market Economy: Introduction to the Special Issue», Journal of Common Market Studies, vol. 57, n°1, 2019, p. 3–12, p. 6.

¹³ Allan Larsson, speech at the meeting of the Socialist Group of the European Parliament, 2-3 July 1992, 9p. Allan Larsson, “En havstang till arbete”, 21 April 1992, 8 p., Swedish Labour Movement Archives and Library, Archives of SAMAK, 1213/F/1/5.

¹⁴ Karl Magnus Johansson, «Tracing the employment title…», art. cit., p.91. Allan Larsson, “Put Europe to Work”, Report over the European Employment Initiative to the Leaders of the member parties of the PES”, 3 décembre 1993, 20 p., CAS-FJJ, Archives du PSE, PS 50 RI–PSE 1993.

¹⁵ Aurélie Dianara Andry, Social Europe, the Road not Taken: The Left and European Integration in the Long 1970s, Oxford, Oxford University Press, 2022.

¹⁶ Jacques Delors, «Entrer dans le XXI^e siècle. Les perspectives de l’économie européenne», SEC (93) 993, 21June 1993, Centre d’histoire de Sciences Po, Fonds Jacques Delors, JD-1134.

¹⁷ Jérôme Vignon, «Quelques commentaires sur ‘Yes, Europe can afford to work’», 4 novembre 1993, 5 p., Centred’archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès, PS 50 RI–PSE.

¹⁸ Jamie Peck, Workfare states, New York and London, The Guilford Press, 2001.

¹⁹ Allan Larsson, “Put Europe to Work”, doc. cité., p. 19.

²⁰ Livre blanc, op. cit., p. 19.

²¹ Patrick Venturini, «Note pour le Président». Objet: «Compte rendu/ Déjeuner avec E. GABAGLIO et J. LAPEYRE 18 janvier 1994», 19 janvier 1994, 4 p., Centre d’histoire de Sciences Po, Fonds Jacques Delors, JD-1871.

²² «Propositions de Gerhard Schröder et Tony Blair», Les Notes de la Fondation Jean Jaurès, n°13, août 1999, p. 36.

²³ Jenny Andersson, The Library and the Workshop: Social Democracy and Capitalism in the Knowledge Age, Stanford, Stanford University Press, 2010.

²⁴ Marc Lazar et Jakob Vogel, «L’historien dans la Cité. Actualités d’une question classique. Introduction», Histoire@Politique, n°31, janvier-février 2017, www.histoire-politique.fr [consulté le 28 octobre 2022].

²⁵ Ibid.

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