Jakob à Paris, au temps de la genèse de l’histoire africaine de langue française

Depuis le début des années 1960, nous autres historiens de l’Afrique étions en France une infime minorité. Deux chaires furent créées en Sorbonne en 1962, tenues par d’anciens administrateurs coloniaux à défaut d’historiens de l’Afrique qui n’existaient pas encore: Robert Mauny, spécialiste de l’islam africain médiéval, et Hubert Deschamps en histoire contemporaine. En totale réaction contre l’histoire dite coloniale qui avait régné jusqu’aux indépendances (la seule chaire existante avait été celle de Charles André Julien (1947-1961), intitulée Histoire de la colonisation), nous étions convaincus d’avoir à écrire l’histoire descolonisés du point de vue des colonisés, c’est à dire par le bas. Ce fut la grande nouveauté des centres d’études géoculturels créés par Fernand Braudel avec la 6^e section de l’École pratiques des hautes Études (devenue EHESS autonome en 1976). Le Centre d’Études africaines était à l’époque plurisdiciplinaire; ses directeurs d’Études étaient géographe (Gilles Sautter), anthropologue (Paul Mercier), sociologues (Georges Balandier et Denise Paulme, celle-ci spécialiste des femmes – on dirait aujourd’hui genre-), linguistes (Pierre Alexandre pour les langues bantu et Pierre-Francis Lacroix pour le peul), historien enfin (Henri Brunschwig élu en 1961 auquel succéda Elikia Mbokolo). Jusqu’alors, le domaine avait été dominé par les ethnologues et anthropologues, qui eurent du mal à accepter la discipline historique es-qualité, tant l’histoire coloniale avait laissé de mauvais souvenirs. J’y entrai comme jeune assistante (chef de travaux) en 1962, Henri Moniot devenait de son côté maitre-assistant en Sorbonne. Les autres jeunes historiens français de notre génération étaient tous en partance pour des postes en coopération: Claude-Hélène Perrot à Abidjan, Françoise Raison et Jean Fremigacci à Madagascar, un peu plus tard Jean-Louis Triaud à Abidjan puis Niamey. C’était les tout débuts de l’histoire africaine de langue française et nous avions tout à inventer, donc à prouver. Ce ne fut pas facile. Des années plus tard, Jean Copans, jeune sociologue recruté au centre en 1969, me confia que le mot d’ordre entre eux y était encore de ne pas frayer avec les historiens tant la discipline avait hérité de sa mauvaise réputation eurocentrée…

Les années 60 furent marquées par un renouveau de l’histoire économique dynamisée par la réflexion marxiste post et anti-stalinienne. Il s’agissait de repenser les facteurs explicatifs de l’exploitation et de la dépendance africaine sous domination coloniale. Les premières questions posées furent celles des profits et des coûts de la colonisation. L’idée force était dechiffrer l’exploitation des colonies par les colonisateurs, tout en répondant aux historiens classiques qui niaient la rentabilité de l’entreprise coloniale: ainsi Jan Stengers, éminent spécialiste du Congo belge, prétendait démontrer «combien le Congo a couté à la Belgique».¹ Tout ceci aboutit à un «panel» mémorable du congrès international de sociologie organisé àVarna en août 1969. Claude Meillassoux nous avait à peu près tous réunis (Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Anouar Abd el Malek, le couple Donal et Rita Cruise O’ Brien…) pour discuter, à partir d’une série d’études de cas précis, de l’ouverture ouest africaine au commerce international avant la colonisation, ce qui donna lieu à un ouvrage bilingue qui fit date.² Autre débat marxiste auquel je participai, bien oublié aujourd’hui: la question des «modes deproduction», essentiels pour comprendre le fonctionnement des sociétés, le système deproduction étant considéré comme l’élément constitutif à la base de toute société. Marx avait lancé et largement développé le concept pour les sociétés occidentales.³ Mais il n’avait faitqu’effleurer la question, et de façon discutable, pour les sociétés autres qu’occidentales, sous le nom générique bizarre de «mode de production asiatique»: rien sur l’Afrique, où Samir Amin lança le concept de «sociétés tributaires» et sur laquelle je me lançai hardiment à partir de ce que j’observais du fonctionnement des sociétés précoloniales qui paraissaient si différentes de l’Occident.⁴ C’est à partir de ces premiers balbutiements théoriques discutés autour du Centre d’Études marxistes depuis le début des années 1960 qu’émergea ce qu’on désigna ensuite de «théorie de la dépendance». Elle fut alors élaborée par les jeunes chercheurs marxistes plus avancés que moi, non pas comme une «théorie», mais comme un fait historique. Les promoteurs en furent l’économiste Samir Amin et le sociologue Immanuel Wallerstein, qui développent l’idée de «centre» et depériphérie», idée qui devait séduire Fernand Braudel. Pour l’Afrique, ce mécanisme de dépendance démarre à partir des «Grandes découvertes» hispano-portugaises des Amériques, et de la mise en place de la traite négrière atlantique. C’était l’amorce de l’accumulation du capital occidental à partir de l’exploitation du reste du monde. Cette thèse fut renforcée par le géographe Yves Lacoste (1965)⁵ qui avait émis une autre idée de bon sens: le sous-développement des uns est provoqué par le développement de l’autre: c’est parce que l’Europe occidentale a fait le saut la première que son expansion a empêché les autres de le faire. Son ouvrage fut traduit dans de très nombreuses langues et sa thèse fut renforcée par le concept d’«échange inégal» lancé par l’économiste Arghiri Emmanuel (1969)⁶: l’inégalité fondamentale était due à l’écart des salaires résultant d’un rapport de force défavorable entre les pays du Centre et ceux de la Périphérie, ce qui permettait au monde occidental d’exploiter outrageusement la force de travail des pays sous-développés.

C’est à dessein que j’utilise non le terme de «théorie» mais celui d’«idée de bon-sens», c’est-à-dire inspirée par l’observation des faits, ce qui est une des caractéristiques du travail de l’historien. L’historien n’est pas un théoricien même s’il s’y essaie a posteriori, car l’histoire est une science expérimentale, résultant de l‘interprétation de faits historiques. Faits historiques qui peuvent être de nature différente, concernant des dimensions temporelles variables: brève (l’événement), médiane (la conjoncture à l’échelle d’une génération) ou long (la structure). Ces trois temps de l’histoire furent théorisés par Fernand Braudel.⁷ L’historien doit démêler les mécanismes enclenchés par cette convergence des temps, chaque fois révélatrice de la complexité d’un processus historique. L’histoire est donc un travail à la fois d’observation et de réflexion, voire d’imagination contrôlée, magnifiquement développé par ce que l’on surnomma «l’École des Annales». Les interprétations de l’historien sont des constructions élaborées, ce ne sont pas des théories. Mais les théories ambiantes suggéraient aux historiens leurs pistes de recherche. C’est à ce point que j’en étais de mes réflexions quand un peu plus tard je devins professeur à l’université Paris-7, où je créai un laboratoire interdisciplinaire d‘études historiques comparées des pays du Sud.

Dans les années 80, je vis débarquer à mon cours de licence (et aussi de master qu’on appelait alors Maîtrise) un jeune étudiant allemand. C’était original, car Erasmus et ses échanges européens étudiants n’existaient pas encore. Il parlait peu le français, et l’écrivait plus mal encore. Mais il était sympathique et naturel, et s’intéressait à l’Afrique. Alors pourquoi pas? Le laboratoire s’intéressait à l’histoire comparée du monde (moins l’Europe), commençant à explorer sans le savoir encore l’«histoire connectée». Jakob eut sans doute la surprise d’y découvrir des idées, et aussi que je le traitais comme les autres, sans me formaliser de sa méconnaissance, à l’époque, de la langue française dont il surmonterait assez vite les obstacles. Il me rendit comme les autres en fin d’année un mémoire, dont je ne me souviens guère du sujet, tournant je présume autour de la colonisation allemande. Je le notai avec une certaine indulgence en dépit de l’écriture, compte tenu de ses efforts et de son intelligence manifeste. Il en fut je crois surpris et cela fut de bonne politique: bien plus tard, il me confia que ses parents, le voyant rétif à une formation «raisonnable», avaient pris ce biais de l’envoyer une année à l’étranger pour le faire murir. Ils avaient bien fait. Il y trouva le goût de l’histoire, du monde et de l’Afrique. Nous nous perdîmes de vue. Mais il fut reconnaissant: devenu quelques années plus tard professeur à l’université de Cologne, il m’invita à y donner une conférence pour me montrer ce qu’il était devenu. Rien ne pouvait me faire plus plaisir. Ce fut le début d’une amitié un peu lointaine mais fidèle jusqu’à ce jour, au fil des postes prestigieux qu’il a occupés, aussi bien à Sciences Po Paris qu’à Berlin ou lors de panels communs notamment au Congrès international des Sciences historiques; nous avons eu je crois une commune compréhension intellectuelle sur les rapports entre Afrique et Europe, notamment à l’occasion de la grande œuvre commune à laquelle il m’a fait participer en compagnie de notre ami Bogumil Jewsiewicki.⁸ Je lui dois beaucoup par son intérêt pour l’histoire des savoirs et l’ampleur de ses vues, et je l’en remercie. Nous nous sommes aussi retrouvés avec bonheur à la cérémonie qui, sur sa proposition, faisait Docteur Honoris Causade l’Institut des Sciences politiques de Paris notre collègue et ami Ibrahima Thioub, grand historien sénégalais devenu recteur de l’université Ckeikh Anta Diop. Je lui dois beaucoup aussi par son intérêt pour l’histoire des savoirs et l’ampleur de ses vues, et je l’en remercie.

Catherine Coquery-Vidrovitch

¹ J. Stengers, Combien le Congo a-t-il coûté à la Belgique? Académie Royale des Sciences, Bruxelles 1956.

² Claude Meillassoux (éd.), L’Évolution du commerce africain depuis le XIX^e siècle en Afrique de l’Oues (éd.bilingue), Oxford University Press, Oxford 1971, 444 p.

³ Marx analysait le mode de production par l’interconnexion de deux facteurs: les forces productives et les rapports sociaux de production. Staline l’avait dénaturé en imposant une succession linéaire universelle en 5 stades: la horde, l’esclavage antique, le féodalisme, le capitalisme, avant d’accéder au stade suprême du socialisme.

⁴ Centre d’Études et de Recherches Marxistes (éd.), Sur le mode de production asiatique, Éditions sociales, 1969 et 1973. Y était joint (2° éd.) un article que j’avais publié en 1969, «Recherches sur un “mode de production” africain?”, La Pensée, n°144, pp. 3-20. Rééd. in Penser l’Afrique, Paris, Le Temps des Cerises 1977, pp. 55-81. Cet article plusieurs fois traduit eut chez les anglophones un écho dont je fus la première à m’étonner.

⁵ Yves Lacoste, Géographie du sous-développement, PUF, Paris 1965.

⁶ Arghiri Emmanuel, L’échange inégal, Essai sur les antagonismes dans les rapports économiques mondiaux, Maspero, Paris 1969.

⁷ Fernand Braudel, «Histoire et Sciences sociales: La longue durée», Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol.13, 1958, p.725-753.

⁸ Europe and the World in History Vol. III, in The European Way since Homer: History, Memory, Identity, Etienne François and Thomas Serrier (anthology Editor), Bloomsbury Publishing, 2021. En français: CCV & Bogumil Jewsiewicki, La colonisation, in Europa, notre histoire: L’Héritage européen depuis Homère, Les Arènes, 2016.

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